Zoom sur une vie accomplie

Jadis Barbara Gaile peignait bien que d’une manière abstraite, mais différemment – avec des larges touches non structurées, en créant des compositions comme par hasard. A l’époque elle avait vingt ans. C’était une personne d’une beauté hors du commun et il n’y avait rien qui aurait pu témoigner que déjà, au milieu des années quatre-vingt-dix, elle deviendra un des maîtres les plus intéressants de l’art conceptuel contemporain ( la peinture y compris) en Lettonie. Ses oeuvres se perfectionnent et s’approfondissent, ainsi la référence au contexte artistique letton devient presque superflue. Barbara Gaile est une peintre sérieuse, qui ces dernières années est devenue parisienne.

La période d’études mérite donc indulgence – même Picasso jadis faisait ses classes et dessinait des ouvrages pleins de talent, mais pas très originaux. De tels exemples sont nombreux. Néanmoins, dès le début de ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Lettonie, Barbara Gaile (à l’époque Kancane, puis du nom de son premier mari Muizniece) s’est fait remarquer en tant que quelqu’un de sérieux. La rigueur et les capacités de travail de Barbara semblaient contraster avec sa douceur apparente.

Elle rayonnait du travail bien fait et de la discipline, ce qui était fort surprenant dans le milieu conformiste et bohème des artistes connus en Lettonie, qui à l’époque était encore jeunes. C’est avec beaucoup de soins et une grande discipline qu’elle préparait toutes ses expositions d’une étudiante en Beaux-Arts et, par la suite, ses expositions personnelles. Elle s’est plongée dans la philosophie et la littérature la plus sérieuse et quand elle donnait ses cours de l’histoire de l’art dans une école des beaux-arts, elle les préparait d’une manière méthodique. En même temps, bien qu’ayant un esprit contemplatif, elle a toujours été très sociable, moderne et pleine de joie.

Je me rappelle qu’il y a des années, l’enfant terrible* de la peinture lettonne des années quatre-vingt Aija Zarina s’est exprimée avec un peu de mépris à l’égard de l’artiste – peintre, à l’époque encore toute jeune, en l’épinglant d’un «demoiselle» – sans avoir saisi quoi que ce soit du contexte psychologiquement lourd de la famille du premier mari de Barbara. Il y a deux ans la même Aija Zarina s’est exprimée avec beaucoup de respect – qui est-ce qu’aurait pu penser que la même demoiselle «branchée» va devenir un maître d’un tel niveau…

Vu de loin, il était évident que Barbara Gaile, selon l’expression de son ami artiste Ojars Petersons, « va rester auprès de l’art». Mais rester auprès de l’art (et non pas faire de la peinture ou exercer un autre métier créatif) va forcément, tôt ou tard, amener à des trouvailles dans l’art lui-même. Barbara Gaile est ce cas heureux quand les trouvailles ont eu lieu, ainsi elle nous donne l’occasion d’avoir une vue plus vaste sur un certain nombre de ses travaux récents qu’elle désigne par le mot TROUVAILLES.

Jadis, Ojars Petersons, dans une lettre de recommandation pour une exposition de Barbara Gaile, a écrit, entre autres, la phrase suivante: «Des peintres, nous en avons beaucoup, mais ceux qui ont du talent, il y en a pas tant que cela». Comme ces lignes sont écrites par l’un des plus grands maîtres de notre art conceptuel, il est évident, que son regard ne s’est pas arrêté à la beauté des lignes, des couleurs, de la composition. Une «jolie» peinture ou un coup de pinceau habile n’auraient pas intéressé ni lui, ni l’auteur de ce texte. Ce qui nous intéresse, c’est le fait que la peinture de Barbara Gaile, quand elle commençait à devenir l’art (me semble-t-il que c’était vers 1993), était, dans le bon sens du terme, bien RÉFLÉCHIE.

Un bon nombre de peintres conventionnels bien connus ont énoncé lors des interviews que la pensée empêche la peinture. Quelles médiocrités! Croient-ils vraiment que leur main est guidée par la divine Providence? Leur propre apport n’est alors que l’école – ce que jadis était appris (donc, copié)? Est-ce pour cela vers la fin du règne soviétique en Lettonie, la figuration expressive postimpressionniste et postfauviste, dont le symbolisme douteux témoigne d’un épigonisme virtuose, a fleuri et s’est répandue avec autant de succès en témoignant de l’absence d’une pensée quelconque?

Penser est le plus difficile de ce que peut-être fait par un être humain. Pour l’éviter, on peut inventer d’autres occupations: la vie, la débauche, la bouffe, la foi, la lutte et les soins des autres, les devoirs. Vu de loin, jamais ne sera clair jusqu’au bout: comment Barbara Gaile, tout en gardant sa vie, ses obligations et prenant soin de son fils, arrive néanmoins à être une artiste pensante dont le travail peut intéresser des professionnels.

Bien évidemment, il est difficile d’imaginer qu’une femme qui ne soit que belle, spontanée, gentille, assidue et talentueuse puisse vivre avec une personnalité aussi compliquée et exceptionnelle comme le mari de Barbara Gaile – le psychanalyste Janis Gailis. Leur union est fort intellectuelle. Me semble-t-il que même s’ils n’étaient pas tombés amoureux l’un de l’autre, ils auraient été des amis qui se comprennent à demi-mot. En approchant ce qui peut-être désigné comme étant la pensée (ou ce qui s’en rapproche), un autre, qui te comprend, suscite une sensation de bonheur chez des êtres humains ayant atteint une certaine maturité. Ce n’est pas une «mise à l’épreuve» de ses raisonnements, en utilisant l’autre comme du papier ph. Ce n’est pas non plus la maxime d’Arthur Rimbault: Je suis un autre*.

Non, ceci est une entente mutuelle rare, néanmoins logique, qui peut être désignée comme étant une proximité des conceptions de la vie et non pas une proximité des âmes. Barbara Gaile a de la chance, tout comme certains autres dans ce monde. Il est possible que même si ce miracle n’aurait pas eu lieu, elle aurait quand même peint les mêmes tableaux, mais ils auraient été moins nombreux. Et, il est fort probable, que, dans ce cas là, elle aurait été rongée par les doutes et la mélancolie comme cela s’est aussi souvent passé au courant des siècles avec tant de gens créatifs.

Maintenant Barbara Gaile s’est enracinée dans le quotidien parisien. Ses nombreuses lettres, écrites dans le quartier de Marais, est un beau témoignage de son vif intérêt pour les grands maîtres contemporains et les processus artistiques internationaux. Néanmoins son lien avec la Lettonie n’a jamais été rompu. Ainsi je me permets d’exprimer une idée audacieuse, car difficile à argumenter.

Je pense que pas à pas, mais d’une manière décisive, l’art de Barbara Gaile s’approche de l’intensité avec laquelle travaillait un des peintres lettons les plus éminents du vingtième siècle, l’avant-gardiste des années soixante Bruno Vasilevskis. En observant la vie visible, son art essayait de saisir les vérités et la logique de la vie, en dégageant son regard des stratifications idéologiques. Barbara Gaile fait du même avec la vie invisible qui existe (ou si elle n’existe pas, qui s’invente ou qui se construit) tout à côté de nous. Il ne faut pas faire appel à une mystification quelconque, il n’a rien à voir avec Barbara Gaile.

Il y est question de l’énergie qui se condense dans la surface peinte et qui est le fruit d’une réflexion qui s’est mûrie en articulant l’histoire de l’art et de la pensée de l’homme occidental avec sa propre expérience. Les Russes auraient dit: «Eto otchyen trépetno»**.

En parlant de la vie invisible, le maître de l’avant-garde letton des années quatre-vingt – quatre-vingt-dix, le défunt Juris Boiko aurait dit, fort probablement, que Barbara Gaile utilise le facteur zoom – le même qui est utilisé par les photographes. Certes, en prenant les photos avec l’oeil intérieur (et, encore, s’il vous plaît, sans mysticisme).

Ses abstractions sont tout aussi abstraites qu’un fragment de la mer, influencé par des facteurs multiples. Ou comme la feuille d’un arbre exotique, soumise aux caprices de la nature ou aux effleurements des humains. Quelqu’un d’autre pourrait voir dans ses tableaux les fragments d’un microcosme agrandi ou les processus macroscopiques qui reflètent le monde non pas matériel, mais psychologique, aplati et cartographié. Il n’y a que la jouissance du toucher humain qui témoigne du monde matériel (comme le pigment de la couleur qu’elle laisse couler entre ses doigts à multiples reprises). Sans plaisir, sans jouissance on ne peut pas être aussi appliquée.

Ses oeuvres ont tendance à se colorier, mais d’une couleur contingente. Tout comme le bonjour imprévisible de la poterie qui sort du four à céramique. L’abstraction, c’est un hasard contrôlé. L’impression d’une oeuvre achevée n’est jamais prévisible. L’art de Barbara Gaile n’est pas comme un beau poème. C’est plutôt un recueil des traités laconiques qui s’appuient sur une théorie qui n’a pas besoin de fondement philosophique, ni mathématique. C’est une pensée, mais une pensée différente. Elle ne fait pas partie de celles que les philosophes ou leurs élèves aveugles veulent voir car le défi est trop important. On ne peut pas l’apprendre, mais sur le pont entre la philosophie et l’art il y a un risque de collisions comme dans le cas de Nietzsche.

On peut avoir un soupçon fondé qu’en regardant les tableaux de Barbara Gaile, le processus de la constitution de la pensée devient plus clair qu’en lisant certains textes académiques classiques. C’est une idée hérétique. Il y a eu beaucoup de discussions: «La composition de la musique, est-elle de l’ordre de la pensée? La peinture, est-elle la pensée?» A mon avis: oui. Ce sont les tableaux de Barbara Gaile, de Bruno Vasilevskis, d’Imants Lancmanis, de Miervaldis Polis, ainsi que de Mikelis Fisers, si nous restons entre les lettons, qui en témoignent.

Les abstractions sont les plus difficiles à décrire et aussi à peindre. Que vont exprimer mes mots qui diront que dans une telle oeuvre de Barbara Gaile les points se condensent, deviennent transparents, se mettent en rang, se rangent en ornementations, changent de rythme, s’organisent eux-mêmes ou se soumettent à l’entropie? C’est un art qu’on ne peut pas décrire, mais on peut tenter de le saisir. De la part du spectateur il demande une grande érudition (ou une sagesse innée qu’on ne rencontre que rarement) ainsi qu’une perspicacité pour pouvoir le reconnaître parmi les centaines, les milliers d’ersatz d’abstractions où la surface n’est qu’un lieu où s’annonce le kitsch.

Les ignorants pourraient approcher son art en commençant par réfléchir sur un zoom sur une vie accomplie où la couleur et la composition d’un tableau reflètent certains modèles concrets des relations. En regardant les tableaux de Barbara Gaile, la question à savoir est-ce que toi/moi nous aimons la vie, devient tout à fait secondaire. Si quelqu’un pas très loin de toi (par exemple à Paris) fait un choix semblable à Barbara Gaile, la vie obtient une raison d’être supplémentaire – un désir de comprendre les modalités du sens qui ne peuvent pas être exprimées verbalement. C’est une course avec les limites de sa propre compréhension, où l’artiste est rarement vainqueur.

Helena Demakova,
critique d’art, ancienne Ministre de la Culture de Lettonie

* – En français dans le texte.

** – En russe: «Это очень трепетно» (C’est très frémissant). (N. d. T.)