L’exposition présente les tableaux les plus récents qui s’achèvent / qui ne s’achèvent pas par les trouvailles du moment de l’artiste. Le minimalisme ainsi que la détermination conceptuelle de ces abstractions polysémiques et silencieuses, qui s’articulent avec un éloge des nuances raffinées et personnelles, semblent témoigner d’une voie constante et d’une ténacité soutenue qui s’appelle Barbara Gaile.
Ceci ne s’est pas constitué d’un seul coup. Pour y parvenir la voie a déjà été longue, ses lignes droites et ses ramifications dépendant tout autant du «lieu et du temps» accordés à Barbara Gaile, que de ses propres choix, de ses idées et de sa pratique.
L’artiste ne s’est jamais caractérisée par l’adoption d’une position de négation en tant que telle, tout au contraire – elle assimilait avec beaucoup de confiance l’influence de ce qui a été enseigné par ses professeurs, de son milieu, des impressions extérieures et elle continue à le faire encore aujourd’hui. En même temps son épanouissement peut être considéré comme une réponse à «son temps et son lieu», comme un affranchissement des conventions qu’elle a dû assimiler et qu’elle a dû surmonter par la suite. Son curriculum vitae témoigne avec beaucoup de clarté d’une école durable et composite. Comme d’habitude, elle était composée tant de la routine historique, que des recettes et des révélations. Sa spécificité était déterminée par les traditions locales, par leur désagrégation et transformation dans le temps, sans doute influencé par les changements dans la vie politique en Lettonie. Gaile a eu une école académique modernisée assez solide qui cultivait une peinture figurative esthétisée en s’appuyant sur les dessins: du plâtre et des modèles; ainsi que sur des compositions figuratives. A tout cela se sont rajoutés des effets formels spécifiques, proposées par ses professeurs ou appris en observant tout ce qui se passait en dehors de l’école, à l’époque où la liberté créative gagnait du terrain partout. On pouvait trouver de l’inspiration tant dans les visions et les ornementations mystiques du peintre marginal de jadis Georgs Senbergs (qui a donné lieu à son travail de recherche) que dans les tableaux du classique vivant du modernisme letton des dernières décennies du vingtième siècle Boriss Berzins ou dans les soubresauts de ses contemporains plus âgées (Aija Zarina, Girts Muiznieks, Ieva Iltnere). Lors des changements fonciers qui se sont rejoints avec le pluralisme post-moderne, la peinture figurative, libre de toute idéologie, était bien connue et possible, mais d’autant plus séduisante était l’opportunité de s’en libérer et d’entrer dans le domaine de l’abstraction pure, et ceci non pas parce qu’elle était tabou dans la politique de l’art totalitaire si récent, mais en tant qu’une voie ouverte par la liberté créative susmentionnée, vers une aventure fascinante et une autonomie d’expression. Ailleurs, nombreux ont été ceux qui ont fait ce cheminement. Les grands maîtres de l’art abstrait étaient connus à travers les livres et les reproductions. ils pouvaient susciter d’autant plus d’inspiration après avoir vu les originaux aux États-Unis en 1989 ou à Londres en 1992. Les impressionnantes étendues des couleurs de Marc Rothko et des autres «métaphysiciens» ou les surfaces monochromes d’Yves Klein pouvaient créer de l’inspiration car témoignaient de recherches qui allaient dans le même sens que les siennes: s’affranchir de la peinture figurative, en s’inscrivant dans une dialectique du renoncement, en essayant de porter le message ou de créer de l’effet avec des moyens formels restreints. Assez tôt, en achevant ses études avec un tableau abstrait (pour la première fois ou presque dans l’histoire de l’Académie des Beaux-Arts de Lettonie) et en participant à un grand nombre d’expositions à Riga et ailleurs, Barbara Gaile a tracé son chemin – un minimalisme abstrait radical lié à une tactique des effets fins, délicats et fragiles, si ce mot puisse être utilisé en parlant de sa conception.
On peut deviner qu’elle s’est constituée «intérieurement» – en tant qu’une nécessité de se forger un fondement personnel, sans faire appel ni aux formules banalisées, ni aux modèles bien connus. C’était des états psychologiques, des émotions, leurs liens avec des phénomènes de la vie intérieure et extérieure qui avaient de l’importance. Il s’agissait de trouver des couleurs, des factures, des dimensions qui leur correspondent. (Gaile: «Une journée de pluie, quelle couleur a-t-elle? Quelle est la couleur d’une matinée d’été, de la rosée?*) Une telle expression n’était pas immédiate. C’était un devoir à faire durant des mois, en travaillant la même oeuvre, en trouvant des demi-teintes, en étalant une couche de la peinture sur l’autre, en grattant, en réfléchissant, en «mijottant» (Barbara Gaile), en méditant, en écoutant soi-même pour vérifier, qu’enfin c’est réussi («Je travaille jusqu’à ce qu’apparaisse le sentiment que CELA Y EST!»). Sa conception s’apparente, paradoxalement, non pas avec la tradition de l’abstraction post-surréaliste qui exploitaient les impulsions de l’inconscient, mais plutôt avec «l’expression» des couleurs d’Henri Matisse dont l’attachement à l’émotion et à l’impression qui la provoquait était librement intuitive, mais constante. Ceci ne veut pas du tout dire que l’artiste s’orienterait sur l’histoire assez ancienne, car, bien que l’histoire de l’art comptait pour elle, elle s’est également intéressée aux activités du postmodernisme, à ses impulsions nombreuses et variées, qui à un moment donné, pour une raison quelconque, comptait pour elle – que cela soit les signes abstraits de Cy Twombly ou la plasticité du pigment d’Anish Kapoor ou la fragilité et l’approche sensuelle de l’espace de Guillermo Kuitca ou, même, des matériaux bruts d’arte povera.
«L’expression» de Barbara Gaile s’exprimait avec beaucoup de succès aussi dans ses oeuvres in situ: dans l’appréhension à travers de la couleur d’un espace d’exposition («Tout rouge», galerie M6, Riga, 1995), d’un champ labouré (dans le cadre du projet «L’État», 1994) ou des ruines (à Pedvale, dans le cadre du projet «Geo-Ģeo, 1996). Néanmoins la surface restreinte d’un tableau est resté son champ privilégié. Son installation à Paris en 1996 n’a fait qu’accentuer cette tendance. C’est ici qu’elle avait l’opportunité de voir sa conception et sa pratique dans le contexte tellement riche de la vie artistique d’une métropole («…à côté de toi… tu peux voir quelque chose de tellement différent»).
Pour elle, la trouvaille des nouveaux moyens d’expression résulte du travail avec la couleur, avec ses tonalités changeantes, avec la surface, ses factures, avec les inventions des techniques appropriées. Le radicalisme minimaliste de Gaile se consolide dans le sens qu’elle fait valoir l’effet créé par l’articulation des limites bien définies du rectangle du tableau (en tant que champ pictural traditionnel où quelque chose devrait être représentée) et «l’invisible» – la vivacité des tonalités à peine différentes (où, le plus souvent, une d’entre elles prédomine), des traces, des factures polysémiques. Dans aucun cas ce n’est un formalisme rationnel des espaces homogènes, des surfaces plates et des structures géométriques. C’est plutôt un pur effet pictural rationnellement et visuellement indivisible qui ne peut être sensuellement éprouvé que dans son entité, et qui se constitue d’un mouvement chaotique et immatériel qui contraste avec les dimensions constantes et bien définies des tableaux, l’effet jadis décrit par Heinrich Wölfflin. «A l’intérieur» de cet effet sont possibles les différents jeux des associations, qui parlent de quelque chose d’indéfinissable qui, sous la forme des allusions, sont indiqués dans les titres des tableaux. Ici on trouve tout – d’ «une tendresse surprenante» aux «cailloux du fond de la rivière», d’un «vrai bijou» jusqu’au «plomb» tout ordinaire, d’un «pur splendeur» à une «propreté et réussite», d’une «belle de nuit» à une «nuit aveugle». Gaile n’aime pas dépeindre des objets concrets, sans parler des messages sociaux, il lui suffit avec les résonances des expériences réelles, qui, dans une oeuvre achevée, perd leur fondement matériel et laisse la perception errer librement en invitant voir ou imaginer ceci ou cela. (Gaile: «Il faut que dans une oeuvre d’art il y ait de l’espace pour la pensée.») L’essentiel est peut-être le fait que Gaile continue à cultiver les nuances, que son raffinement a pour l’impulsion un hasard (certes, techniquement bien préparé), quelque chose de complètement arbitraire, qui n’est pas imposé aux spectateurs comme le font tant d’abstractionnistes «forts». Cette spécificité personnelle est liée aussi avec la taille de ses oeuvres. Les dimensions de ses tableaux ne sont jamais trop grandes. Certains tableaux sont tout petits et semblent être destinés à une méditation personnelle, purement «privée». L’artiste – peintre l’explique elle-même par ses conditions de travail (elle manque d’un atelier spacieux), ainsi que par la nécessité de maîtriser par «un geste» la surface du travail. Néanmoins le caractère non-prétentieux des dimensions, leur étendue horizontale sont dans une harmonie absolue avec son style «d’influence fragile», avec son art délicat, sans prétentions, et, en même temps, conceptuellement extrême qui la caractérise autant.
Les tableaux exposés racontent l’essor de leur auteur. L’essence est restée la même. Ce qui a évolué par rapport aux années précédentes, c’est la méthode du travail, la tonalité dominante, les factures et les matériaux utilisés. Les liens de Gaile avec des matériaux sont devenus caractéristiques et plus personnels. Jadis ils étaient «comme une matière, comme une atmosphère où on puisse avoir envie de plonger». Maintenant les idées, les projets, les états émotionnels se créent à partir de l’observation des matériaux, de la fascination de leurs qualités physiques. Néanmoins ceci n’est pas une esthétisation en soi des matériaux utilisés et leur exposition provocante à la manière des artistes du groupe parisien «Supports – surfaces». L’objectif reste le même qu’auparavant, mais sa vision initiale se crée différemment – d’un rapport incessant et «interactif» avec des matériaux. Il est possible de s’inspirer des surfaces et des matières qui ne font pas partie de la technologie habituelle de la peinture, des minéraux, des pierres précieuses. L’artiste n’est plus intéressée par les empreintes laissées par le pinceau. Les pigments, les couleurs et les dissolvants sont travaillés avec des chiffons et des couteaux. les couches de couleurs sont étalées l’une sur l’autre durant des mois. Les surfaces sont frottées, scarifiées, raclées, mises en relief, poncées, fixées jusqu’à ce qu’elles deviennent nacrées, ou obtiennent l’aspect du plomb ou l’éclat d’une matière indéfinissable. La tonalité des couleurs commence à varier en fonction de l’éclairage, de la lumière, du mouvement du spectateur devant le tableau, ainsi sa vie mystérieuse acquiert des qualités supplémentaires. Le plus souvent ce sont des tonalités neutres, sombres et grisâtres, qui, par contraste avec le chromatisme clair, rend les oeuvres sensuellement plus distantes et rudes malgré l’attractivité de ses factures. Une des qualités significatives de son travail est aussi le fait que parfois elle utilise avec une certaine régularité des éléments homogènes (des ronds, des reliefs, des lignes en forme des écailles) disposés d’une façon ornementale, dans un ordre quasiment rationnel en apparaissant comme un certain contrepoint à la tonalité changeante et irrationnelle. L’articulation de ces principes stylistiques formels si hétérogènes, tout comme ses oeuvres dans leur intégralité, témoigne indirectement de la personnalité de l’artiste où s’accorde d’une manière harmonique ce qui, en apparence, semble être aussi hétérogène. L’ouverture vers la nouveauté, qui a été consciemment adopté dès le début de sa carrière artistique («je ne peux pas vivre aujourd’hui et peindre, donc, penser, remplir les tâches d’un artiste d’il y a un, deux, voir plus de siècles») ne signifie point un manque de respect envers la tradition et, finalement, envers le moyen d’expression si traditionnel utilisé par l’artiste. Confiance à l’intuition et aux réactions émotionnelles s’accordent chez l’artiste avec l’amour de la clarté, le travail ordonné et séquentiel, l’envergure et le radicalisme des choix, le sens de la mesure, le renoncement silencieux ainsi que le raffinement.
L’exposition propose ce qui est déjà trouvé. Mais elle n’est pas un compte-rendu, si ce n’est qu’une étape. C’est plutôt comme un point de repère. Après l’avoir marquée, Barbara Gaile peut continuer son chemin.
Dr. hab. Eduards Klavins,
Chef du département de l’Histoire de l’art de
L’Académie des Beaux-Arts de Lettonie
* – Dans ce texte sont utilisées des citations des différentes interviews de Barbara Gaile